Pour la compétitivité, « la souveraineté énergétique ne se décrète pas, elle s’organise » alerte Michel Derdevet
Pour la compétitivité, « la souveraineté énergétique ne se décrète pas, elle s’organise » alerte Michel Derdevet
Acteur de longue date des politiques énergétiques européennes, Michel Derdevet – Executive Vice-President chez Naarea, Senior Advisor chez EY Parthenon et président de Confrontations Europe – alerte sur les fragilités persistantes de l’Union face aux enjeux de souveraineté et de résilience énergétique. Dans cette interview réalisée à l’occasion du webinaire « Europe’s New Competitive Pact: Rethinking Growth, Sovereignty, and Strategic Autonomy » organisé par le Centre Européen de Droit et d’Economie affilié à l’Institut Géopolitique & Business de l’ESSEC, il plaide pour un pilotage européen renforcé, une planification coordonnée des investissements, et une redéfinition des priorités autour de la décarbonation et de la solidarité énergétique.

De la diversification des approvisionnement à la production sur le continent : quelle autonomie énergétique pour l’Europe ?
À l’évidence, l’invocation de la souveraineté énergétique ou de l’autonomie énergétique de l’Union européenne se heurte encore à la réalité des faits. Le dernier rapport annuel d’Eurostat sur le secteur énergétique européen indique que bien qu’en recul, les importations d’énergie représentent encore 58% du mix européen, concentrées essentiellement autour des produits pétroliers et en gaz naturel. Pis encore, ces importations sont encore largement couvertes par des Etats extra-européens aux intérêts divergents de ceux de l’Union – les Etats-Unis sont aujourd’hui le premier exportateur de produits pétroliers avec le GLN et la Russie était premier fournisseur de gaz naturel de l’UE jusqu’en 2022.
Suite à l’invasion russe de l’Ukraine, les européens ont adopté le Plan Repower EU, qui mit l’accent sur l’autonomie énergétique et la diversification des approvisionnements gaziers, notamment au travers d’une plateforme d’agrégation de la demande (Aggregate EU). De tels dispositifs sont amenés à se pérenniser et devraient être étendus aux importations d’hydrogène. Mais, le rôle de l’Union reste encore trop limité dans la négociation de ce type d’accords et pire c’est l’intérêt national qui prévaut encore dans le choix stratégique des importations fossiles.
Dès lors, il importe de poursuivre le processus de décarbonation de notre économie européenne, en particulier dans une approche géostratégique et industrielle, l’usage de ces importations d’énergies fossiles impactant fortement notre compétitivité-prix. Dans ce cadre, un pilotage européen renforcé est nécessaire pour assurer une assise européenne dans la maîtrise des technologies clefs de la décarbonation vis-à-vis desquelles l’Europe peut encore assurer un leadership ou conserver son tissu industriel existant. Cela vaut notamment pour le secteur des batteries, l’éolien, la production d’hydrogène vert ou la recherche sur le nouveau nucléaire, comprenant les SMR et les AMR.
Sécurité d'approvisionnement et coût de l'énergie : quel état des interconnexions en Europe ?
La panne d’électricité qui, le 28 avril 2025, a touché la péninsule ibérique, témoigne des fragilités des réseaux électriques européens et du besoin d’un renforcement de la solidarité énergétique, affirmé dans l’Article 194 du TFUE.
Dans un document publié en juin dernier, la DG ENER souligne l’ampleur des investissements nécessaires d’ici 2040 pour renforcer les réseaux électriques, estimés à 730 milliards d’euros pour les réseaux de distribution et 477 milliards d’euros pour les réseaux de transport. Au-delà de la rénovation des infrastructures existantes, ces réseaux - comme je l’indiquais déjà il y a dix ans dans le rapport « Energie, l’Europe en réseaux » - devront répondre à l’émergence de nouveaux usages, ainsi qu’au déplacement des espaces de productions.
L’exemple de l’Allemagne est éclairant, le sous-dimensionnement de son réseau de transport pour acheminer son électricité vers les industries du sud entraînant un engorgement régulier des réseaux belge et français.
L’attention doit aussi être portée aux interconnexions encore trop peu développées. L’objectif de la Commission de porter à 15% le taux d’interconnexion d’ici 2030 n’est à ce stade atteint que par 14 Etats membres; plusieurs pays, en particulier dans le sud demeurant faiblement interconnectés avec le reste du grand réseau européen. Cette situation présente des risques importants en cas de “Dunkel Faute" et met à mal le principe de solidarité énergétique.
Un autre point d’inquiétude est le souhait de la Commission de généraliser le recours aux mécanismes de capacité, considérés jusqu’à présent comme un outil de dernier recours. Leur fonctionnement, pour être vertueux dans un cadre élargi, devrait inclure des solutions qui récompensent la flexibilité et bénéficient à d'autres besoins du système.
Comment renforcer la résilience énergétique de l’Europe ?
Plusieurs propositions se dessinent :
Renforcer la coordination des politiques énergétiques des 27 Etats membres et réfléchir à l’établissement d’une forme de planification énergétique au niveau européen, l’Union de l’énergie étant toujours bloquée par le dilemme contenu dans l’article 194 du TFUE.
Sur la base des technologies identifiées dans le rapport Draghi, l’Europe se doit de créer un environnement financier et réglementaire favorable à leur développement, de concert avec une coordination renforcée, à l’image de l’Alliance européenne pour les SMR par exemple. Un tel cadre aurait sa place dans des secteurs comme l’hydrogène ou les batteries, en plein développement, et pour lesquelles la course avec la Chine n’est pas encore perdue.
Un affermissement du principe de neutralité énergétique serait louable, tant la stabilité du mix repose sur une bonne complémentarité des énergies. Cela impliquerait notamment de renoncer à des cibles d’énergies renouvelables pour 2040 et de remplacer celles-ci par des cibles de décarbonation du mix de production.
Enfin, il est essentiel de réaffirmer le principe de solidarité énergétique, en le doublant notamment d’obligations légales pour les Etats-membres.
À propos du CEDE – Centre Européen de Droit et d’Économie
Créé en 2008, dirigé par la professeure Viviane de Beaufort et affilié à l’Institut Géopolitique & Business, le CEDE porte à l’ESSEC l’analyse des politiques publiques européennes, à la croisée du droit, de l’économie et des affaires. Il éclaire les enjeux de gouvernance, de régulation et de compétitivité au cœur du projet européen. À l’initiative du webinaire « Europe’s New Competitive Pact », il contribue activement au débat sur l’avenir stratégique du modèle économique de l’Union.