Compétitivité : « une régulation exigeante peut être un levier d’innovation durable » affirme Myriam El Andaloussi
Compétitivité : « une régulation exigeante peut être un levier d’innovation durable » affirme Myriam El Andaloussi
Avocate au sein du cabinet CMS Francis Lefebvre, Myriam El Andaloussi explore les tensions croissantes entre régulation, compétitivité et souveraineté numérique dans l’Union européenne. À l’occasion du webinaire « Europe’s New Competitive Pact: Rethinking Growth, Sovereignty, and Strategic Autonomy » organisé par le Centre Européen de Droit et d’Economie affilié à l’Institut Géopolitique & Business de l’ESSEC, elle plaide pour une régulation plus fine, à la fois protectrice des droits fondamentaux et compatible avec les dynamiques d’innovation. Entre extraterritorialité du droit, adaptation aux PME et durabilité du numérique, son analyse éclaire les dilemmes de la puissance normative européenne.

La régulation européenne peut-elle concilier compétitivité technologique et durabilité à long terme ?
La régulation du numérique nécessite une approche multidisciplinaire, au vu de ses enjeux juridiques et politiques mais également économiques et sociétaux.
A cet égard, l’impact environnemental du numérique illustre bien l’importance de considérer l’ensemble de ces enjeux. Bien que cette problématique soit connue et ait déjà fait l’objet de nombreuses études, elle demeure insuffisamment encadrée par la législation actuelle. Pourtant, cette question devient d’autant plus préoccupante avec l’essor de l’intelligence artificielle et la multiplication des centres de données.
Cela pose la question plus générale d’un équilibre entre innovation et durabilité du modèle économique européen.
Alors que la course à la compétitivité s’inscrit plutôt sur du court terme, voire dans l’urgence, notamment du fait de la rapidité des évolutions technologiques, les enjeux de durabilité s’intéressent aussi aux effets à long terme de l’innovation, que ce soit sur l’environnement ou sur la société et le respect des droits humains (droit à un environnement sain et droit à la santé, droit à la vie privée, égalité et non-discrimination, dignité, droits des enfants…).
Afin de pouvoir prendre en compte ces aspects, il est nécessaire d’instaurer un cadre juridique obligatoire pour les acteurs économiques, qui pourra être perçu comme contraignant de prime abord mais qui en réalité sera garant de la viabilité du marché sur le long terme, ainsi que de la confiance des consommateurs, des investisseurs etc. En ce sens, la régulation peut être bénéfique pour l’innovation.
Le "Brussels effect" est-il toujours d’actualité ? Vers une souveraineté normative européenne dans le numérique
En principe, les grandes réglementations numériques européennes adoptées ces dernières années (RGPD, DMA, DSA, RIA) ont une portée extraterritoriale, c’est-à-dire qu’elles s’appliquent aussi bien aux entreprises européennes qu’aux entreprises non européennes qui offrent des biens ou services aux consommateurs européens. Il s’agit justement d’une volonté du législateur de rééquilibrer le marché d’un point de vue juridique, car les grandes entreprises non européennes (Etats-Unis, Chine…) n’offrent pas forcément les mêmes garanties juridiques aux consommateurs européens.
De surcroît, la régulation européenne tend à être reprise dans une certaine mesure par des pays tiers, comme ce fut le cas en matière de protection des données personnelles avec le RGPD. Il n’est pas exclu que le Règlement sur l’IA soit également une source d’inspiration sur la scène internationale.
Au-delà de la régulation stricto sensu, ce sont aussi les mesures « extra-juridiques » qui permettent le développement d’une souveraineté numérique européenne, que ce soit en termes d’investissements, de formation, etc. A cet égard, le plan d’action sur l’intelligence artificielle de la Commission européenne dévoilé le 9 avril dernier met l’accent sur l’amélioration de l’accès à des données volumineuses de haute qualité, le développement d’algorithmes, ou encore le renforcement des compétences et des talents en matière d’IA.
Réguler sans freiner : comment bâtir un marché numérique européen qui soutient aussi les PME et l’innovation ?
Du point de vue de la compétitivité, la régulation peut donner lieu à une inégalité entre les grandes entreprises déjà dotés de moyens financiers et humains pour superviser la conformité à ces réglementations versus les plus petites organisations (PME, startups…) notamment européennes qui peuvent percevoir et vivre ces régulations comme des barrières à l’entrée sur le marché des technologies numériques, et à l’innovation de manière plus générale.
Toutefois, la régulation européenne tâche de contrer ces inégalités en introduisant des champs d’applications variables selon la taille des acteurs économiques. Par exemple, le Digital Markets Act (DMA) a instauré une régulation asymétrique, venant cibler les plus grandes plateformes dites "contrôleurs d’accès" à internet, c’est-à-dire :
qui fournissent un ou plusieurs services de plateforme essentiels dans au moins 3 pays européens,
qui ont un chiffre d’affaires supérieur à 7,5 milliards d’euros ou une valorisation boursière très élevé
et qui comptent plus de 45 millions d’utilisateurs européens par mois et 10 000 professionnels par an.
Plus récemment, la Commission européenne a décidé de simplifier les règles sur la protection des données (RGPD) pour les plus petites entreprises, c’est-à-dire d’alléger les obligations à leur charge, pour aller vers un rééquilibrage de cette asymétrie entre l’ensemble des acteurs qui sont assujettis à la régulation.
Ces exemples montrent bien que la régulation peut aussi être un outil ajustable et flexible, pour construire un marché numérique européen qui soit à la fois compétitif et respectueux des droits fondamentaux.
À propos du CEDE – Centre Européen de Droit et d’Économie
Créé en 2008, dirigé par la professeure Viviane de Beaufort et affilié à l’Institut Géopolitique & Business, le CEDE porte à l’ESSEC l’analyse des politiques publiques européennes, à la croisée du droit, de l’économie et des affaires. Il éclaire les enjeux de gouvernance, de régulation et de compétitivité au cœur du projet européen. À l’initiative du webinaire « Europe’s New Competitive Pact », il contribue activement au débat sur l’avenir stratégique du modèle économique de l’Union.