« La compétitivité ne se décrète pas, elle se construit dans la durée et la cohérence » souligne Jean-Régis Kunégel
« La compétitivité ne se décrète pas, elle se construit dans la durée et la cohérence » souligne Jean-Régis Kunégel
Expert associé au Centre Européen de Droit et d’Économie de l’ESSEC, Jean-Régis Kunégel décrypte les défis de compétitivité et de souveraineté que l’Europe affronte dans les industries de santé. À l’occasion du webinaire « Europe’s New Competitive Pact: Rethinking Growth, Sovereignty, and Strategic Autonomy » organisé par le Centre Européen de Droit et d’Economie affilié à l’Institut Géopolitique & Business de l’ESSEC, il éclaire les fragilités structurelles de l’UE face à la Chine et à l’Inde, tout en appelant à dépasser les caricatures sur le rôle des industriels. Une analyse rigoureuse et nuancée, à la croisée des enjeux économiques, sanitaires et stratégiques.

Comment l’UE peut-elle améliorer sa compétitivité dans les industries de santé face à la concurrence mondiale, notamment des États-Unis et de la Chine ?
Jean-Régis Kunégel - La compétitivité, ainsi que les pistes potentielles pour l’améliorer, constitue un sujet complexe à débattre. Elle dépend tout d’abord de la délimitation de l’objet de la recherche : traite-t-on de l’ensemble des industries de santé, ou bien d’un sous-secteur spécifique, comme la pharmaceutique ? Et dans ce cas, inclut-on les médicaments innovants, les génériques, ou les deux ? Intègre-t-on l’ensemble de la chaîne de valeur, y compris les entreprises de sous-traitance, ou seulement celles intervenant en fin de chaîne, comme les entreprises de commercialisation ?
Deuxièmement, l’évaluation de la compétitivité dépend des unités de mesure employées. Celles-ci sont nombreuses, et leur pertinence ou complémentarité peut varier. Certaines peuvent introduire des biais en faveur de certaines localisations. Par exemple, la prise en compte des dépenses en recherche et développement peut être influencé par le coût de la main-d’œuvre (plus élevé aux États-Unis qu’en Chine), sans nécessairement traduire fidèlement l’intensité de l’effort en R&D.
Cela étant dit, de nombreux rapports émanant de la Commission européenne ou d’associations professionnelles (par exemple EFPIA ou MedTech Europe) convergent pour souligner la forte compétitivité des industries de santé en UE, avec un excédent commercial significatif. Toutefois, cet avantage s’érode progressivement face aux États-Unis et à la Chine depuis plusieurs années. L’UE dispose d’atouts exceptionnels, mais fait également face à des difficultés structurelles qui freinent l’amélioration de sa compétitivité. On peut notamment citer la fragmentation persistante du marché européen, qui engendre un environnement institutionnel complexe. Celui-ci se caractérise par la coexistence d’institutions européennes (comme l’Agence européenne des médicaments) et nationales, un cadre réglementaire dense (dont les textes sont parfois difficilement conciliables pour les entreprises), ainsi qu’une grande autonomie laissée aux États membres en matière de santé publique.
Les pistes d’amélioration de la compétitivité des industries de santé sont nombreuses et doivent être adaptées selon qu’il s’agisse de l’industrie pharmaceutique, des technologies médicales ou des biotechnologies. De nombreuses études soulignent notamment la nécessité d’un environnement institutionnel plus cohérent et stable pour les entreprises, d’un soutien public fort à la recherche scientifique et à l’innovation, d’un meilleur accès à diverses sources de financement, ainsi que d’un effort continu de coordination entre États membres.
Quelles mesures peuvent-elles être prises pour réduire la dépendance de l’UE à l’égard de l’Inde et de la Chine dans la production de principes actifs pharmaceutiques ?
J-R.K. - Cette question concerne spécifiquement le secteur pharmaceutique, à l’exclusion des technologies médicales et des biotechnologies. Au-delà de sa dimension économique stricto sensu, elle met en lumière l’enjeu stratégique que représentent les industries de santé pour garantir la souveraineté de l’UE. La dépendance de l’UE envers l’Inde et la Chine pour l’approvisionnement en principes actifs menace potentiellement cette souveraineté. Cette dépendance se manifeste tant dans la production de médicaments innovants que de génériques. Le sujet est bien connu et a déjà fait l’objet de nombreux travaux.
En amont de la chaîne de production, il convient de souligner que la dépendance ne concerne pas uniquement l’UE, mais aussi l’ensemble du monde — y compris l’Inde — vis-à-vis de la Chine pour l’approvisionnement en matières premières et intermédiaires nécessaires à la fabrication des principes actifs. En aval, l’UE reste également dépendante de la production de médicaments génériques finis en provenance d’Inde et de Chine. Cette production concerne des volumes importants de formulations peu ou moyennement complexes, largement distribuées aux patients européens. Contrairement à certaines idées reçues, l’UE conserve toutefois une capacité de production, certes plus limitée, de médicaments génériques complexes et plus spécifiques. Par ailleurs, la Chine, historiquement positionnée sur les médicaments génériques, devient de plus en plus compétitive dans la recherche scientifique, les essais cliniques et le développement de médicaments innovants, ce qui contribue à une perte d’influence de l’UE sur des segments à forte valeur ajoutée.
La relocalisation d’une partie essentielle des activités de production apparaît dès lors comme une solution centrale dans les débats publics. Toutefois, cet enjeu est d’une grande complexité. Si la délocalisation a souvent été expliquée par des considérations de coûts de fabrication, cette explication mérite d’être amplement nuancée. Il convient également de prendre en compte la qualité de la base industrielle, la coopération entre les secteurs public et privé, la capacité à transformer rapidement les résultats de la recherche en applications industrielles, ainsi que l’environnement institutionnel (par exemple, la stabilité des règles applicables ou les délais de traitement des dossiers par les autorités compétentes).
Les institutions européennes sont actuellement très actives pour renforcer la souveraineté pharmaceutique de l’UE. À titre d’illustration, le 11 mars 2025, la Commission européenne a présenté une proposition de règlement sur les médicaments critiques, visant à sécuriser les chaînes d’approvisionnement et les stocks de précaution pour environ 270 médicaments jugés essentiels à la santé des citoyens européens. Si l’objectif est particulièrement pertinent, la méthodologie employée par la Commission peut interroger, en raison de l’absence de toute analyse d’impact.
Comment l’UE peut-elle assurer la qualité et l’accessibilité de son système de santé public dans un contexte de pressions croissantes des industriels sur la compétitivité ?
J-R.K. - Les débats autour de la compétitivité des industries de santé et du renforcement de la souveraineté de l’UE font l’objet d’un intense lobbying de la part des industriels. Les intérêts privés des entreprises de santé et l’intérêt général défendu par les pouvoirs publics sont souvent présentés comme antagonistes. En réalité, les divergences tiennent davantage à une différence de positionnement entre les secteurs public et privé qu’à une opposition frontale d’intérêts.
Le secteur privé est confronté quotidiennement à la concurrence mondiale, ce qui alimente naturellement ses préoccupations. Bien que la compétitivité des industries de santé soit un enjeu majeur pour les citoyens européens, les pouvoirs publics doivent également prendre en compte d’autres impératifs : l’accessibilité du système de santé public, la protection de l’environnement, le contrôle des finances publiques, etc. Par ailleurs, il n’existe pas un intérêt privé unique : les industries de santé opèrent sur des segments très variés, parfois aux intérêts divergents, comme en témoigne le débat sur la propriété intellectuelle entre les fabricants de médicaments innovants et ceux de génériques.
Le lobbying des industriels est particulièrement actif dans le cadre des réflexions et initiatives liées aux politiques européennes. Il convient ici de distinguer les méthodes employées des arguments avancés. Parmi les méthodes figurent : la production de rapports ou propositions de réforme par des associations professionnelles, les échanges directs avec les institutions publiques, les prises de parole publiques de dirigeants d’entreprise, ou encore la commande d’études scientifiques orientées vers leurs intérêts. Les arguments fréquemment mobilisés par les industriels incluent : la perte de compétitivité, la difficulté à investir dans la R&D en raison des prix bas des médicaments en UE, les risques de délocalisation, ou encore les contraintes réglementaires perçues comme une source potentielle de bureaucratie au sein des entreprises (par exemple, dans le cadre du Green Deal).
L’enjeu pour les pouvoirs publics est d’identifier ces logiques, de contextualiser les arguments avancés, et de les évaluer de manière critique. À l’inverse, il serait risqué de rejeter systématiquement la parole des industriels ou d’adopter une posture de défiance permanente. La difficulté réside donc dans la capacité à instaurer un dialogue équilibré entre acteurs publics et privés, tout en se prémunissant contre les dérives potentielles du lobbying.
À propos du CEDE – Centre Européen de Droit et d’Économie
Créé en 2008, dirigé par la professeure Viviane de Beaufort et affilié à l’Institut Géopolitique & Business, le CEDE porte à l’ESSEC l’analyse des politiques publiques européennes, à la croisée du droit, de l’économie et des affaires. Il éclaire les enjeux de gouvernance, de régulation et de compétitivité au cœur du projet européen. À l’initiative du webinaire « Europe’s New Competitive Pact », il contribue activement au débat sur l’avenir stratégique du modèle économique de l’Union.