Compétitivité : « rien ne se fera sans une pression forte et constante des entreprises européennes » plaide Gilles Briatta
Compétitivité : « rien ne se fera sans une pression forte et constante des entreprises européennes » plaide Gilles Briatta
Avocat de premier plan et fin connaisseur des enjeux européens, Gilles Briatta – Senior Counsel chez Gide Loyrette Nouel – revient sur l’échec de la stratégie de Lisbonne et les conditions d’un véritable sursaut compétitif européen. À l’occasion du webinaire « Europe’s New Competitive Pact: Rethinking Growth, Sovereignty, and Strategic Autonomy » organisé par le Centre Européen de Droit et d’Economie affilié à l’ESSEC Institute for Geopolitics & Business, il plaide pour une triple révolution : achever le marché intérieur, libérer l’épargne au service de l’innovation, et bâtir enfin les outils de la souveraineté. Une lecture lucide et engagée, à rebours des demi-mesures.

Gilles Briatta
Selon vous, qu’est ce qui explique que la stratégie de Lisbonne n’a pas fonctionné ?
L’une des raisons les plus incontestables est pour moi l’absence, sur la durée, d’une vraie priorité politique des Etats membres en faveur de la compétitivité européenne, malgré la force des mots contenus dans la Stratégie de Lisbonne.
Un signe qui ne trompe pas : après le Conseil européen de Lisbonne, les Conseils européens suivants ont été dominés par des préoccupations bien différentes (réformes institutionnelles, grand élargissement, etc…), avant que la grande crise financière de 2008-2012 puis l’aventure interminable du Brexit imposent leurs propres priorités.
Il faut également tenir compte de la préférence « naturelle » de l’Europe (UE et Etats membres) en faveur de la régulation la plus détaillée possibles des activités économiques et financières, ainsi que de la montée de la grande priorité environnementale et climatique, totalement légitime mais dont la puissance politique a probablement aidé à faire passer au second plan certains des engagements de la Stratégie de Lisbonne.
Enfin, n’oublions pas que le dynamisme économique issu de la mondialisation ainsi que les excédents commerciaux records de certains Etats membres (Allemagne et Italie en particulier) permettaient à l’UE de continuer à croire en une prospérité européenne solidement établie. Ce phénomène s’est étendu jusqu’à ce que plusieurs chocs externes violents fassent comprendre aux gouvernements que l’Europe risquait un déclassement mondial économique, financier et stratégique d’une ampleur inégalée dans l’Histoire :
révélation de la dépendance industrielle massive à l’égard de la Chine à l’occasion la crise sanitaire du COVID,
prise de conscience de la fragilité énergétique européenne après l’invasion de l’Ukraine par la Russie,
signes de plus en plus évidents d’une domination américano-chinoise quasi-totale dans le digital et l’IA,
dépendance manifeste à l’égard des Etats-Unis pour la défense et la sécurité de l’Europe, alors que Washington ne semble plus être un allié aussi sûr,
remises en cause multiples des règles ayant assuré le développement du commerce international sur lequel l’UE avait axé son développement.
Le rapport Draghi comme le rapport Letta font un état des lieux clair des insuffisances multiples de l’UE en matière de compétitivité- qu’elles sont les trois essentielles si on peut prioriser ?
Il y a trois insuffisances principales.
D’abord, on a régulé de plus en plus, au niveau européen et au niveau national, mais on est très loin d’avoir bâti un vrai marché intérieur pour les biens et les services, contrairement aux marchés intérieur américain et chinois. Notre principale force potentielle sur laquelle nos entreprises devraient pouvoir s’appuyer est en fait très incomplète.
Ensuite, on a négligé les conséquences désastreuses de l’absence d’un marché intérieur de l’épargne, de l’investissement et des services financiers. Résultat : nos entreprises innovantes ont dû trouver ailleurs qu’en Europe les moyens de leur financement et donc de leur croissance, et moins d’innovations se sont développées sur le sol européen. La faiblesse relative du capital risque et le retard pris en matière de capitalisation boursière sont ainsi largement responsables de l’absence européenne au sein des plus grandes entreprises technologiques mondiales. On a également refusé de voir les effets pervers entraînés par le refus d’une retraite par capitalisation au sein de nombreux États membres ainsi que par des fiscalités nationales de l’épargne et des sociétés qui ne privilégient ni la prise de risque, ni l’innovation, ni la croissance.
Enfin, on n’a fait que très peu de progrès dans les politiques européennes le plus essentielles pour la sécurité collective : industries de défense dynamiques produisant des armes adaptées aux risques et inter-opérationnelles, politique énergétique commune au service des acteurs économiques européens, infrastructures technologiques en particulier digitales, politique commerciale dotée de rétorsions crédibles et rapidement actionnables en cas d’attitude menaçante de certains partenaires.
L’UE a-t-elle les moyens politiques et économiques de prendre ce virage vers plus d’autonomie économique ?
Elle a la richesse collective nécessaire ainsi que les compétences (exemple : une grande partie des ingénieurs IA de Nvidia sont d’origine européenne…). Elle a aussi la chance d’avoir, avec l’UE, des institutions communes solides et adaptables.
Il y a aujourd’hui plus de volonté politique de prendre ce virage, à la fois au sein de certains Etats membres (l'Allemagne en particulier) et au sein de la Commission européenne.
Mais le risque d’une persistance des habitudes est énorme. Rien ne se fera sans la combinaison de deux facteurs :
- D’une part, la volonté ferme au sein de l’UE et au sein des Etats-membres de faire des choix politiques systématiquement en faveur de la compétitivité et de l’innovation (tout ne peut être prioritaire, ni à Paris ou à Berlin, ni à Bruxelles).
- D’autre part, une pression forte et constante des entreprises européennes, en particulier les plus dynamiques et les plus innovantes, sans laquelle cette volonté politique de l’UE et de ses Etats membres risque de faiblir rapidement (c’est l’une des principales leçons de l’échec de la stratégie de Lisbonne).
À propos du CEDE – Centre Européen de Droit et d’Économie
Créé en 2008, dirigé par la professeure Viviane de Beaufort et affilié à l’Institut Géopolitique & Business, le CEDE porte à l’ESSEC l’analyse des politiques publiques européennes, à la croisée du droit, de l’économie et des affaires. Il éclaire les enjeux de gouvernance, de régulation et de compétitivité au cœur du projet européen. À l’initiative du webinaire « Europe’s New Competitive Pact », il contribue activement au débat sur l’avenir stratégique du modèle économique de l’Union.