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« Incertitudes locales, faiblesses régionales, pressions globales… il nous faut une feuille de route géoéconomique aux banques commerciales africaines » plaide Amine Bouabid, PDG de Bank of Africa

· INTERVIEW,Africa,Geopolitics & Business

À l’occasion du Séminaire Stratégique de Rabat organisé par l’Institut Géopolitique & Business de l’ESSEC, M. Amine Bouabid, Président Directeur Général du groupe Bank of Africa, analyse les tensions géoéconomiques qui redéfinissent le rôle et les responsabilités des banques commerciales africaines. Dans un environnement marqué par un triple choc — incertitudes locales, faiblesses régionales, pressions globales — il revient sur les contraintes pesant sur les États, le manque chronique de financement privé, les limites de l’intégration régionale et la dépendance persistante aux capitaux internationaux. Il esquisse surtout les fondations d’une feuille de route géoéconomique capable de soutenir une véritable transformation industrielle du continent.


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1 - Vous décrivez un triple choc — incertitudes locales, faiblesses régionales et pressions globales — qui pèse désormais sur l'ensemble du système bancaire africain. Comment caractériseriez-vous aujourd’hui le contexte macroéconomique dans lequel opèrent les banques commerciales du continent, notamment dans l’espace UEMOA ?

Amine BOUABID - Le contexte actuel est particulièrement tendu. Les États ont fortement dégradé leurs fondamentaux macroéconomiques, avec des niveaux d’endettement à des sommets historiques qui limitent désormais leur capacité d’investissement. Par ailleurs, nombre d’entre eux ne parviennent plus à rembourser leurs créanciers, notamment les entreprises opérant pour leur compte. Cela assèche la liquidité, crée des goulots d’étranglement et génère des retards de paiement en cascade.

Les banques se trouvent alors confrontées à des impayés ou à des retards de règlement de la part d’entreprises elles-mêmes fragilisées. À cela s’ajoute un second choc : incapables de lever des ressources sur les marchés internationaux, les États se tournent massivement vers la dette domestique. Les banques sont donc fortement sollicitées pour souscrire des obligations du Trésor ou renouveler systématiquement des titres arrivant à échéance.

2 - La dette publique a été multipliée par six depuis 2008, alors que le PIB n’a fait que tripler. Dans certains pays, comme la Côte d’Ivoire, le service de la dette absorbe plus de 50 % des recettes fiscales. Comment cette dynamique d’endettement contraint-elle la capacité des États à investir, et que cela implique-t-il pour les banques et l’ensemble des écosystèmes d’investissement ?

A.B. - Ce phénomène rejoint directement les tensions décrites précédemment. L’encours de dette rapporté au PIB peut être trompeur, car plusieurs États ont rebasé leur PIB en intégrant une part plus importante de l’économie informelle. Cela élargit le dénominateur et donne une image artificiellement plus « soutenable » de l’endettement.

Mais lorsque l’on observe le ratio service de la dette/budget, la réalité apparaît clairement : certains pays dépassent désormais 50 %, ce qui creuse les déficits budgétaires. Les facteurs explicatifs sont connus : maturités courtes, renchérissement de la dette extérieure après les dévaluations, fragilité des recettes fiscales.

Pourtant, malgré l’accumulation de dette au fil des ans, la croissance n’a pas connu l’accélération attendue. L’endettement est devenu un verrou structurel pour l’investissement public — et, par effet de ricochet, pour l’ensemble du système financier.

3 - Le ratio crédits privés/PIB en 2023 s’établit à 26 % en Afrique subsaharienne, contre 107 % en France ou 57 % au Maroc. Comment expliquez-vous l’ampleur de ce déficit de financement ? Quelles sont les implications concrètes pour les entreprises, notamment les PME et les activités créatrices d’emplois ?

A.B. - Le financement privé a reculé au cours de la dernière décennie : il représentait environ 56 % du PIB il y a dix ans, contre 26 % aujourd’hui en Afrique subsaharienne. Ce recul est un signal préoccupant pour le développement économique.

On ne peut concevoir une croissance durable sans une contribution forte du système bancaire, particulièrement dans un environnement dépourvu de marché des capitaux avancé. Pour renforcer cette contribution, plusieurs défis doivent être adressés :

  • Pédagogie : aider les entrepreneurs à structurer des business plans crédibles et à gérer leurs activités de manière saine.
  • Confiance : créer un climat rassurant pour les entreprises, notamment via des incitations à la transparence et une fiscalité plus attractive.
  • Mobilisation de l’épargne : renforcer la confiance des ménages afin qu’ils déposent leurs économies dans le système bancaire, condition indispensable pour élargir la base de financement.

4 - Vous rappelez que la lenteur de l’intégration régionale freine l’industrialisation, alors même qu’un emploi industriel crée environ deux emplois indirects. Comment accélérer cette intégration pour renforcer les chaînes de valeur africaines et réduire les déséquilibres commerciaux ?

A.B. - Les échanges au sein de l’UEMOA et plus largement en Afrique subsaharienne stagnent autour de 12 % depuis une dizaine d’années. Chaque pays continue donc d’importer des biens qu’il pourrait produire ou échanger localement.

L’intégration régionale doit sortir du registre des intentions. Elle exige :

  • une volonté politique chiffrée,
  • une répartition claire des spécialisations industrielles,
  • des mécanismes de reddition de comptes,
  • une stratégie collective reposant sur les avantages compétitifs de chaque pays.

Sans cette dynamique, les chaînes de valeur africaines resteront fragmentées.

5 - Vous appelez à la création d’une feuille de route partagée pour transformer les économies africaines. Quels doivent être, selon vous, les piliers essentiels de ces feuilles de route pour enclencher une transformation soutenable et résiliente ?

A.B. - Les piliers sont multiples.

Le premier consiste à limiter l’impact politique sur l’économie, afin de garantir la stabilité, la visibilité et la clarté nécessaires aux investisseurs, locaux comme étrangers.

Le deuxième est de définir et chiffrer les ambitions économiques de chaque pays : spécialisation industrielle, amélioration de la balance commerciale, identification des secteurs à faible valeur ajoutée et des secteurs stratégiques.

Une fois cette base posée, les banques et les investisseurs peuvent se mobiliser pour financer les secteurs clés, avec des objectifs chiffrés et une gouvernance régionale robuste, capable de résister aux changements politiques.

6 - Vous insistez sur la nécessité d’une trajectoire précise, chiffrée, susceptible de guider des ajustements à court terme tout en restant stable sur le long terme. Comment garantir, dans le contexte africain, la protection de ces stratégies contre les aléas et agendas politiques ?

A.B. - La protection contre les cycles politiques dépend avant tout d’une volonté collective. Lorsqu’une stratégie crée de la richesse et produit des résultats tangibles, aucun acteur — politique ou financier — ne peut la remettre en question. Jusqu’à présent, les politiques économiques n’ont pas produit les effets attendus parce qu’il n’y a pas eu de transformation industrielle profonde.

Une stratégie efficace s’impose d’elle-même : elle devient incontournable et les agendas politiques ne peuvent plus l’affecter.

7 - Quel doit être le rôle des banques commerciales dans cette transformation : financement des PME, accompagnement à l’internationalisation, ingénierie financière, création de nouveaux produits pour soutenir la croissance transfrontalière… ? Comment Bank of Africa se positionne-t-elle sur ces axes ?

A.B. - Le rôle des banques est celui de collecteurs d’épargne, de financeurs, mais aussi de pédagogues. Elles doivent proposer des produits innovants adaptés aux besoins du marché, faciliter l’accès au financement et accompagner les entreprises.

L’avenir réside dans les PME, car les grands groupes existants sont principalement orientés vers l’exportation de matières premières, avec peu de transformation locale. Le développement économique passe donc par l’intégration progressive des PME dans le système bancaire : apprentissage de la gestion, structuration financière, accompagnement jusqu’à la croissance.

8 - Le déficit d’épargne locale impose un recours accru aux capitaux internationaux. Quelles stratégies les banques africaines peuvent-elles déployer pour attirer durablement les bailleurs internationaux et combler ce déficit tout en maintenant leur résilience face aux chocs externes ?

A.B. - Les banques africaines mobilisent déjà des financements importants auprès de grands organismes internationaux, grâce à la qualité de leur signature. Ces ressources, souvent moins coûteuses que celles auxquelles les États peuvent accéder, permettent de refinancer les PME à des conditions raisonnables.

Des fonds de garantie permettent également de couvrir une partie du risque.

Le véritable enjeu n’est pas l’accès au capital, mais la disponibilité de managers compétents et de projets finançables. Dès que des besoins clairement identifiés émergent, des investisseurs et bailleurs sont prêts à accompagner.

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ABOUT THE ESSEC INSTITUTE FOR GEOPOLITICS & BUSINESS

Created in 2024 by ESSEC, the Institute for Geopolitics & Business examines how geopolitical shocks reshape companies’ economic models.

Operating across ESSEC Business School’s campuses in France, Morocco, and Singapore, it brings a tri-continental perspective to what drives corporate competitiveness in the post-globalization era: vigilance, resilience, independence.

It feeds into ESSEC’s degree programs, executive education, and research to foster a new generation of geopolitics-proof business leaders capable of steering and growing companies amid an increasingly brutalized world.

Rooted in ESSEC’s academic excellence, the Institute draws on 4 flagship centers:

  • the IRENE Center for Negotiation & Mediation,
  • the Center for Geopolitics, Defense & Leadership,
  • the Center for European Law & Economics, and
  • the Chair Business & Industry in Africa.

Contact: Thomas FRIANG, Executive Director of the ESSEC Institute for Geopolitics & Business - friang@essec.edu